- Pourquoi ?
La question avait surgi aussi sottement qu’un coup de tonnerre dans le ciel bleu de cet après-midi d’été.
Elle s’était attablée, tranquille, à l’une des petites tables extérieures d’un vague café 7/7, à côté de la gare. Elle avait raté son train. Alors elle avait sorti sa plume et son carnet et s’était mise à écrire.
Le latte macchiato qu’elle avait commandé tardait à venir. Le soleil jouait entre les brins de son chapeau de paille.
Depuis combien de temps l’avait-elle, ce chapeau ? Cela remontait probablement à l’année dernière. Au bord de l’océan. Mais lequel ? Peu importe. Elle l’avait acheté parce que le chapeau de l’été d’avant s’était envolé, victime d’un coup de brise marine un peu trop musclé. A la terrasse d’un café, d’ailleurs. Y avait-elle commandé un latte macchiato ? Sûrement. Elle ne commandait que du thé parfumé, dans les cafés, sauf quand la fatigue pointait le bout de son nez. Alors c’était latte macchiato. Et seule la fatigue avait pu faire baisser sa vigilance jusqu’à lâcher un instant des yeux ce beau chapeau de paille offert par… par qui, déjà ? En tout cas c’était il y a une éternité. Un homme, semblait-elle se souvenir. Un de ceux qui comptent. Enfin… pas tant, puisqu’elle l’avait oublié.
Sur cette terrasse, elle s’en souvient, tout le monde s’y était mis ce jour-là. Levant les bras, courant entre les tables, bousculant les chaises… tout était bon pour rattraper la paille que le vent emportait. Mais le chapeau taquinait ses poursuivants.
Quand, d’un coup de vent un peu plus violent, il avait fini sur l’avant-toit de l’établissement. Un serveur avait sauté sur l’occasion de le rapporter à sa belle propriétaire. (Certainement davantage pour les beaux yeux qui se glissaient habituellement sous ce couvre-chef que pour la valeur – très sentimentale en vérité – du galurin de plage.)
L’avant-toit était en plastique renforcé, ondulé, de qualité aussi limitée que les produits servis sous son ombre translucide. Le serveur était passé au travers. Jambe et bras fracturés. Et le chapeau avait profité de l’affolement général pour s’envoler de l’autre côté de l’avenue.
Elle s’était précipitée, suivie à grand peine par un quinquagénaire bedonnant qui avait sans doute les mêmes motivations cachées que le pauvre serveur, quoique bien moins d’espoir de les voir atteindre leur but.
Le carambolage qui s’ensuivit n’était pas forcément dû à cette traversée imprudente, mais qui sait ? Il fit quatre blessés, dont l’homme aussi gonflé que ses espérances.
Entre la scène du serveur et celle de la rue, entre le quinqua gonflé et l’avant-toit minçolet, plus personne ne faisait attention au chapeau de paille emporté par le vent. Et plus personne ne faisait attention à elle, non plus.
Elle avait couru, couru, traversé trois autres rues de façon heureusement moins conséquente, grimpé la dune sur des planches piétonnes dont les grains de sable rendaient l’adhérence très aléatoire.
Puis elle avait débarqué sur la grande plage… Un coup d’œil panoramique et soudain son regard se fixa. Le chapeau était là. Il venait de se poser sur une jolie serviette à dauphins, inoccupée, à côté d’un sac d’été et de deux espadrilles roses.
Sa course reprit, à perdre haleine, et au moment précis où elle s’étalait, bras en avant pour emprisonner le fugitif, le coup de vent rieur s’était fait brusque bourrasque. Le chapeau s’envola définitivement vers le continent suivant.
La tête enfouie dans l’un des deux dauphins qui jouaient sur fond de coucher de soleil orange-kitsch, elle n’entendait plus que le bruit de sa respiration haletante, son cœur qui lui battait les tempes, et les sirènes des ambulances qui atteignaient ses deux malheureux soupirants. Elle fondit en larmes, de rage.
Le chapeau n’avait pas vraiment d’importance au regard de tous ces événements. Mais pour elle, si. Et ce qui en avait probablement davantage : elle avait laissé s’envoler une bonne dose d’amour-propre en compagnie de cet objet de paille.
- Ne vous gênez pas, surtout !
C’était probablement, c’était manifestement la propriétaire des espadrilles roses qui avait parlé. Alors que quelques gouttes aussi salées que ses larmes tombaient sur son chemiser, ses yeux désormais sortis des dauphins voyaient deux chevilles trempées à côté des espadrilles.
- Hé, je vous cause ! Vous êtes sur ma serviette, là, juste !
Balbutiant quelques excuses, elle avait planté-là les deux chevilles et était repartie avec l’élégance décalée que suppose une femme du monde en tailleur et talons-hauts égarée au milieu des bikinis, à la poursuite d’un chapeau qu’elle ne reverrait plus. Jamais plus.
Revenue sur la place, elle rasait les murs. D’une oreille, elle entendit qu’on recherchait une jeune femme avec un chapeau de paille… De ce côté, elle était tranquille : elle évoluait désormais tête nue, et quant à la jeunesse de ses 45 ans, c’était sûrement le serveur qui l’avait baissée de 20 ans en décrivant la créature dont il avait rêvé plutôt que celle qu’il avait servie.
Cependant, il était certainement plus sage de ne pas demander son reste, ni l’addition du latte macchiato.
Elle tourna ses talons encore sablonneux dans la petite rue qui la ramènerait à son hôtel. Cette fin d’après-midi balnéaire ne lui apporterait plus grand-chose et ne lui rapporterait en tout cas pas l’objet de ses efforts.
C’était à côté du petit bistrot, près de la plage, qu’elle s’était acheté un nouveau chapeau de paille, le lendemain matin. Elle l’avait choisi couleur des blés, en contraste avec le chapeau de paille blanche irrémédiablement perdu. Ainsi on ne la reconnaîtrait pas, d’autant que la coupe du nouveau couvre-chef était tout à fait différente de celle de l’ancien.
Elle avait longé la plage, envoyé une ou deux photos depuis son téléphone portable, juste pour faire enrager les copines en train de trimer au bureau, puis s’était installée sur les marches du port. Le temps ralentissait. C’était souvent ainsi l’été, elle l’avait remarqué. Après le coup de stress de la veille, ce n’était d’ailleurs pas vraiment un mal. Elle baissa le regard un instant.
- Pourquoi ?
Des espadrilles roses qui parlent… L’hallucination due à la chaleur de l’été fut rapidement éliminée des options qui se présentaient à son esprit pour laisser place à la certitude d’avoir affaire aux deux chevilles mouillées de la veille.
- Eh, je vous cause ! Pourquoi êtes-vous partie sans rien dire, hier ?
Partie sans rien dire… Une habitude, hélas. Et avant que cela ne le devienne, c’était exactement ce qu’elle avait fait pour la première fois il y a 15 ans maintenant, au petit matin, alors qu’il dormait encore. A quoi bon dire quoi que ce soit ? Leur histoire était finie, elle l’avait su dès le commencement.
Consultant. Le titre ronflant de ses cartes de visite aurait été beaucoup plus juste s’il avait été inscrit en deux mots, pensait-elle. Un parvenu voulant l’éblouir par du bling-bling, mais sans aucune consistance. Elle avait été éblouie, tout le temps de la séduction. C’est-à-dire les deux soirées bien arrosées en boîte de nuit qui avait précédé leur premier baiser. Mais dès ce moment passé, au seuil de la première nuit passée ensemble, elle avait su que cela finirait. Il faut dire qu’elle s’attendait à une autre réplique, après ce premier contact charnel, que celle qui avait goujatement jailli – et qu’elle avait fait répéter, incrédule : « Ah… je savais bien que je t’aurais comme ça, toi ! ». Flatulence d’esprit ponctuée d’un claquement de doigts qui ne laissait aucune place à l’interprétation de ce propos en vue de lui accorder d’hypothétiques circonstances atténuantes.
Elle avait donné le change, un temps, deux temps, et encore la moitié d’un temps, peut-être. Le temps de profiter de la situation financière qui allait avec la carte de visite. Le temps, pour lui, de se rendre compte qu’on ne s’improvise pas consultant, même né avec une cuillère d’argent dans la bouche. Le temps de trouver la force de partir, sans rien dire, un jour, à l’aube.
- Pourquoi ?
Le message qu’elle avait reçu sur son portable, ce jour-là, de la part de la désormais ex-carte de visite, ne l’avait même pas surprise. Il était tellement affairé à s’observer le nombril qu’il ne la regardait même plus. Comment aurait-il pu un instant comprendre le pourquoi de ce départ ?
Toute réponse ne servant à rien avec ce genre d’individu, elle avait conservé le silence. Une chose qu’elle savait faire à merveille. Trop souvent.
- Ça vous embêterait beaucoup de me répondre ?
Les espadrilles roses étaient chaussées par une ado, peut-être 13 ou 14 ans, habillée n’importe comment – encore qu’elle se demandait s’il n’y avait pas là matière à pléonasme – et à la moue caractéristique de son âge. Sauf que cette moue s’adressait à elle. Il valait peut-être la peine de lui répondre.
- Je vous demande pardon ?
Le latte macchiato, enfin servi, refroidissait dans la tasse. Elle n’allait tout de même pas rater un second train !
L’homme avait les yeux fixés sur le petit cahier Moleskine et sur la plume qu’elle venait de reposer à côté de son chapeau de paille. Il compléta sa question :
- Pourquoi écrivez-vous ?
Un soupir. Peut-être était-ce sa technique de drague favorite, ce genre de questions lancées à des inconnues. Sans le regarder, commençant à remuer le lait pour en éliminer la mousse, elle répondit – plus pour elle que pour lui :
- Si vous saviez tout ce que j’ai à raconter… Mais vous abordez toutes les femmes avec des pourquoi ?
Elle sentit, dans le silence qui suivit, le sourire de l’homme à qui appartenait la main qui lui tendait maintenant une carte de visite. Ses doigts cachaient son nom, mais elle aperçut très distinctement le mot Editeur.
- Parce que ça pourrait m’intéresser, ce que vous avez à raconter.
Nouveau silence. La cuillère tourne dans la tasse. Les yeux observent cette main. Une belle main un peu ridée, brunie par le soleil. Elle n’allait pas regarder tout de suite son visage, elle ne le faisait jamais. Elle essayait toujours de se représenter d’abord les visages d’après les corps – notamment les mains.
- Remarquez, c’est surtout ma fille qui m’a demandé de vous poser cette question, pourquoi…
Les espadrilles roses de l’an dernier se tenaient en effet à quelques mètres.
- Mais je vous avoue que je n’aborde pas toutes les femmes avec des pourquoi. Seulement celle qui n’y a pas répondu, une première fois, par message.
Alors seulement, les larmes aux yeux, elle releva la tête.
***
